Abdelmajid Charfi : « le Coran mis en lumière par une édition critique »

Le Coran dans le marbre

Dieses Buch birgt Sprengstoff: Historisch-kritische Ausgabe rückt den Koran in ein neues Licht 1
Ce texte est une traduction libre d’un article paru en allemand le 19 mars 2018 dans la « Neue Zuûrcher Zeiting », La Nouvelle Gazette de Zurich, sous la plume de Annette Steinich, il est accessible à cette adresse 2. Pour la traduction, l’approche préconisée par le chercheur Abdelmajid Charfi de ne pas adopter une lecture « littéraliste » du texte original, mais de l’interpréter selon sa finalité et l’objectif du message à passer a été privilégiée en espérant que celle-ci a respecté sa pensée telle que reproduite dans l’article original.

Les penseurs islamistes réformistes revendiquent depuis longtemps que le Coran soit, lu et compris dans le contexte de sa révélation. Pour la première fois, une édition historico-critique du Coran a été éditée. Elle est l’œuvre du spécialiste tunisien de l’islam, le Pr Abdelmajid Charfi et d’une équipe de chercheurs qu’il a encadrée.


Dans la mosquée Mohammed Ali du Caire, les paroles du Coran sont gravées dans la pierre ; mais pas dans la lecture historico-critique de Charfi. (Photo : Alamy)

Abdelmajid Charfi travaille dans un décor paradisiaque. L’Académie des sciences Beit al-Hikma, dont Charfi est le président depuis trois ans, occupe un magnifique palais de style turco-andalou du 19e siècle situé à Carthage et donnant directement sur le golfe de Tunis. Avec le thé, trône sur la table un « Coran » en cinq gros volumes de grand format. Le titre est tout un programme : « Le texte du coran et ses variantes » 3

Première page de couverture de l’ouvrage de Abdelmajid Charfi et les membres de son groupe de travail

« Tout en haut, nous trouvons le vers dans sa version originale dans la calligraphie du corpus de texte coranique. En dessous, en rouge, se trouve la traduction en arabe, telle que nous l’utilisons aujourd’hui. Et, en troisième lieu, suivent, en gris clair, les variantes de chaque verset avec la mention de son auteur et de sa source. L’édition est une nouveauté absolue dans le monde musulman. »

Un texte revu par les califes

Dans la tradition musulmane, Dieu s’adresse directement à son dernier Prophète, Mahomet. Le prophète était illettré et le Coran est, à ce titre , considéré par les pieux musulmans comme un miracle. Il est aussi un miracle pour sa beauté linguistique. Le Prophète transmet oralement à ses compagnons le message dicté de Dieu. Ses secrétaires ont transcrit ce qu’ils ont entendu. Dès le début, les copies comportent des variantes — pour Mohammed lui-même, il n’y a pas de problème, car son message vit de son partage par la communauté.

Cette édition est une nouveauté absolue dans le monde musulman.

Vingt ans après la mort de Mahomet, le troisième calife, Othman, met fin aux différends entre mes musulmans liées aux variantes du Coran. Il décide alors quels versets proviennent de la bouche du prophète et sont donc définitivement valides. Toutes les versions qui ne rentrent pas dans cette norme seront interdites et brûlées. Dans cette forme de texte, qui jusqu’à aujourd’hui est en grande partie contraignante dans la plupart des pays arabes, le Coran a été imprimé pour la première fois en 1924 par l’Université Al-Azhar au Caire. Mais les variantes survivent, deviennent le sujet d’interprétations littéraires et de discussions théologiques. Dans la nouvelle édition de Charfi, les variantes sont juxtaposées à la version « canonisée » qui se retrouve ainsi sous un nouvel éclairage.

Quatre couches

Charfi a exploité des études bibliques et juives, la littérature araméenne et syriaque, et les manuscrits « interdits » des compagnons du Prophète. À partir des critiques qu’il applique au texte et grâce aux études fouillées des archéologues, Charfi fait ressortir quatre couches dans le Coran :

  1. les textes chrétiens primitifs,
  2. les interprétations musulmanes de ces textes considérées en tant qu’héritage non islamique devant être brûlées
  3. les textes directement attribués à Mahomet
  4. et enfin les éléments rajoutés après sa mort en 633.

Le résonnement des sources juive et chrétienne du Coran est indéniable.

Manuscrit du Coran de l’université de Birmingham

Pour presque tous les versets des 114 sourates, il existe des variantes. Seules les sourates courtes et faciles à mémoriser dès l’époque du Prophète à La Mecque, soit environ cinq pour cent seulement du texte entier, sont identiques dans toutes leurs versions. C’est le résultat essentiel de plus de dix années de recherche de Charfi et de son équipe de dix scientifiques bénévoles : il n’y a pas un « Coran » unique, mais une multitude de textes qui portent les traces de leur histoire et de l’environnement politique, social et religieux de leurs auteurs.

« Les variantes peuvent être purement formelles ou peuvent avoir des conséquences significatives sur le contenu », avance prudemment le soixante-seizard avant d’avertir avec habileté que « Quiconque étudie les variantes réalise à quel point la lecture littérale peut être dangereuse ». Les versets coraniques ne peuvent pas être appliqués à toutes les situations de notre époque. Charfi déclare que « La révélation faite au Prophète a pris en considération les circonstances historiques de cette révélation. »

Palimpsest of Codex Sanaa 01-27.1, Dâr al-MakhTûTât al-Yamanîya, Sanaa

La vérité censurée

Charfi est un pieux musulman. Il n’a jamais adhéré à parti et a refusé de soutenir l’ex-dictateur Ben Ali lors d’une campagne électorale. Il a dû en conséquence quitter prématurément son poste de doyen à l’Université de Tunis. Ses recherches seront ensuite censurées et interdites de publication. Mais, il n’abandonne pas, il se retire de la vie publique et fonde un groupe de recherche pour son projet. Il n’a pas de revenus. La fondation allemande Konrad Adenauer finance ses voyages au Yémen et à Berlin. Un mécène libanais financera l’impression multicolore de Rabat.

Pr Abdelmajid Charfi

En tant que scientifique, Charfi rappellera à son éditeur : « Notre travail n’est pas destiné au grand public. Nos collègues scientifiques nous ont fait part de commentaires positifs. » Mais si, par exemple, les variantes de Kafka présentent un intérêt particulier pour les chercheurs de Kafka, cette affaire est tout à fait différente. Les variantes du Coran peuvent devenir importantes pour 1,8 milliard de musulmans dans le monde. Charfi en est conscient.

« Le Coran véhicule un message prophétique subversif. L’Islam institutionnalise la religion, crée des dogmes, des rituels et des dénominations. »

Par exemple, dans la sourate 6 : 61 du Coran « canonisé », il est écrit que Jésus a prédit qu’un prophète nommé Ahmed, viendra après lui. Pour les musulmans, Muhammad est le dernier prophète de Dieu. Dans l’édition du « Coran de Charfi », une variante ne comporte pas le nom du prophète suivant. En Arabie Saoudite, la version du « Coran de Charfi », a été interdite immédiatement après sa publication.

La conversation ensuite prend une tournure politique : « Nous devons cesser de prendre le Coran à la lettre », avertit Charfi. Les conséquences de cette nouvelle façon de lire le livre saint sont énormes : « Le Coran véhicule un message prophétique subversif. L’Islam institutionnalise la religion, crée des dogmes, des rituels et des dénominations. » Le musulman aujourd’hui doit faire un « Retour aux sources : rien n’est plus grand que Dieu ».

Faire trembler les fondements

« Cela touche aux fondements de l’islam », explique Jean Fontaine, théologien catholique et directeur du Centre d’études de Carthage à Tunis, consacré au dialogue interreligieux depuis près de soixante ans. Tous ceux qui étudient les variantes avec lui doivent faire un choix : si dans la sourate 3 de la version canonisée du Coran « La véritable religion devant Allah, c’est l’Islam » dans la version Charfi du Coran, ce n’est que l’une des interprétations.

Il y a aussi une variante qui dit que « La vraie religion aux yeux de Dieu est le hanifisme », c’est-à-dire la foi d’Abraham, ancêtre de toutes les religions monothéistes (cette religion préislamique ne doit pas être confondue avec le hanafisme, l’une des quatre écoles juridiques du droit sunnites). Il est également question dans la 3e sourate de la « umma », l’authentique communauté voulue par Dieu, telle que l’entendent les musulmans. Toutefois, une variante parle de l’« a’yImma », c’est-à-dire des meilleurs prédicateurs que Mahomet voit chez ses disciples. « Les islamistes vont faire pression » à ce sujet, déclare Fontaine.

C’est aussi l’opinion de l’arabisante berlinoise Angelika Neuwirth. Elle considère la nouvelle édition non seulement comme une avancée scientifique, mais aussi comme un test de témérité : « Les salafistes ne veulent pas entendre dire que le Coran a une histoire terrestre. » Les versets sur la violence, par exemple, ne viendraient pas du ciel, mais seraient liés à un contexte historique particulier. Celui qui le reconnaîtra comprendra alors le Coran. Neuwirth dit « Le Coran n’est pas un livre, mais un événement. Il porte les traces des débats que Mahomet a menés avec sa communauté : l’édition tunisienne permet de lire le Coran comme “une chambre d’écho de son temps”.

La Tunisie est le seul pays de la région où l’étude du Coran se déroule depuis des décennies dans les facultés de sciences humaines.

Charfi dont la personne incarne la modestie et la retenue s’est fixé pour objectif de redéfinir la place du Coran dans l’islam, rien de moins. Selon Charfi et son école d’exégèse historique et critique du Coran, le Coran est à la fois d’inspiration divine et est la transcription dans un langage humain influencé par la personnalité du prophète, par les circonstances de sa vie, sa culture et sa communauté. Tout individu qui nie encore cela aujourd’hui ne fait qu’éloigner la religion de la réalité. Selon Charfi, l’islam n’a d’avenir que si le Coran est relu conformément aux valeurs de la modernité, le respect des droits de l’homme universels.

Rempart contre le wahhabisme

La lecture critique du Coran est une tradition en Tunisie. Fondée en 737, l’Université de Zitouna, située au cœur de la vieille ville de Tunis, jusqu’à sa fermeture par Bourguiba, le fondateur de République, était un centre international d’islam modéré, un rempart contre le wahhabisme. Un tel lieu de discussion scientifique interne à l’Islam fait défaut aujourd’hui. Dans le même temps, la Tunisie est le seul pays de la région où, pendant des décennies, le Coran est dans les facultés des lettres et des sciences humaines et n’est pas, comme ailleurs, un monopole des institutions religieuses dogmatiques.

La mosquée Ezzitouna – Tunis

La voie tunisienne ne séduit pas toujours les voisins arabes. Récemment, les fidèles de la mosquée al-Azhar au Caire ont menacé de retirer la Tunisie de la liste des pays islamiques si le pays poursuivait sa modernisation “aux dépens de l’islam”.

L’été dernier4, le président Caïd Essebsi a désigné Charfi parmi les membres de la nouvelle commission politique sur les “Libertés individuelles et l’égalité”. Le problème que la commission aura à traiter est celui qui est lié à la législation tunisienne des successions, qui défavorise les femmes et qui constitue un sujet de discorde pour la société civile et les défenseurs des droits de l’homme. Jusqu’à présent, même les députés libéraux n’ont pas voulu bouleverser le dispositif, car la réglementation de l’héritage est, au mot près, prévue dans le Coran et donc ressort de la volonté divine.

Charfi parviendra-t-il à couper cette conception du droit des successions de ses attaches coraniques ? Le risque d’explosion de la coalition gouvernementale islamolaïque est tellement fort dans un climat social déjà tendu que la Commission a décidé de ne publier son rapport qu’après les élections locales de début du mois de mai 2018, les premières de l’histoire du pays.

Traduit de l’allemand par “Les éditions Successus” Paris – 2019, modifié le 12 juillet 2019.

© NZZ/Qantara.de 2018 


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  1. L’article a été ré-intitulé lors de sa traduction. Le titre original de l’article est « Une édition, explosive, historico-critique fait apparaître le Coran sous un jour nouveau »
  2. Une autre initiative de traduction en français de l’article publié sur le site www.ite-dasmagazin.ch, un site suisse de missionnaires chrétiens. La page de cette traduction n’est plus accessible. Le site allemand qantara.de « le pont », une joint-venture avec l’institut Goethe et la mission culturelle allemande dans le monde a mis en ligne un mois plus tard l’article dans une version en anglais , en arabe  et en allemand : « alqantara.de/page/about-us
  3. ʻAbd al-Majīd Sharafī et Muʼassasat Muʼminūn bi-lā Ḥudūd lil-Dirāsāt wa-al-Abḥāth (Morocco), éd., al-Muṣḥaf wa-qirāʼātuh, al-Ṭabʻah al-ūlá (al-Rabāṭ: Muʼminūn bi-lā Ḥudūd lil-Dirāsāt wa-al-Abḥāth, 2016).
  4. Au mois d’août 2017, note du traducteur.

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