Adulé et toujours présent dans l’inconscient collectif des Numides aujourd’hui tunisiens, algériens et libyens, en dépit de l’image peu amène qu’ont en donné ses ennemis romains et leurs biographes, Salluste en particulier, Jugurtha, le dernier roi de Numidie1, à l’esprit changeant, prompt à recourir aux intrigues, perfide, corrompant ses adversaires… » 2 et « cherchant toujours à se venger de ses ennemis même au mépris de ses intérêts et ceux de son peuple »3, a trouvé en Bourguiba un fervent fana au point qu’il s’y équivaudra, lui qui se targua d’être un Jugurtha, pas le Jugurtha qui, trahi par ses proches, échouera, mais un « Jugurtha qui a réussi »4, qui quoiqu’il lui en coûta, a su « retarder tour à tour et la guerre et la paix », usant alternativement de la souplesse et de la ténacité afin de sauver la Tunisie de « l’humiliation du protectorat » 5
Dans le domaine de l’héritage musulman, toutefois , Bourguiba échouera à changer et à contourner les règles scripturaires les régissant en dépit d’hésitantes et multiples tentatives, car si celles de la polygamie, avec un effort d’interprétation6, s’y prêtaient, pour le partage des successions, les prescriptions par trop précises, trop concises s’y opposaient et, les défenseurs du texte sacré, s’érigeant en défendeurs, se sont piétés sur le sujet contraignant Bourguiba à abandonner ses tentatives de les changer. Bourguiba cédera une première fois au lendemain de la fatwa que le président de l’Université Islamique de Médine-Arabie saoudite, ibn al-Baz, rejoint par le commentateur de la chaîne al-Djazira, al-Qaradawni, prononcera au lendemain de son discours du 18 mars 1974 et qui en aurait fait un apostat s’il persistait à « rénover » à marche forcée le Coran7.
Bourguiba abandonnera définitivement sa tentative d’instaurer l’égalité successorale à la fin de la même année lorsqu’il retirera in extremis son projet d’égalité entre les héritiers sur la pression de son entourage et de la majorité de son gouvernement afin d’éviter les réactions violentes que celui-ci allait provoquer et reviendra quasiment sur sa politique de modernisation en déclarant au VIe Congrès de l’UNFT en 1976 qu’ « il n’est pas nécessaire que la femme exerce des activités rémunérées hors de son foyer » 8.
Se confiant récemment à la journaliste Arlette Chabot sur les défis permettant de préserver la nouvelle démocratie en Tunisie, terre d’Islam, Béji Caïd Essebsi, en tant proche de Bourguiba sous la présidence duquel il a dirigé plusieurs ministères régaliens, rappellera que celui-ci
« n’a pas réalisé comme il le souhaitait la réforme complète de l’héritage pour mettre à égalité frères et sœurs […] Des jurisconsultes, parmi les plus éclairés, étaient allés voir Bourguiba pour lui rappeler qu’il s’était engagé de ne pas aller contre un texte explicite du Coran. Ils ont cité un précepte qui ne permettait guère de marge d’interprétation, Bourguiba a reculé, il n’a pas modifié la règle, il en a appelé aux pères pour régler leur succession de leur vivant. »
ajoutant immédiatement sur insistance de la journaliste
… « Une dynamique est en cours, de sorte que l’évolution se fera d’elle même. Les pères qui tiennent que leurs filles aient la même part d’héritage que leurs fils peuvent déjà le faire aujourd’hui, ils prennent des dispositions de leur vivant… (Moi, je l’ai fait) J’avais une maison, je l’ai donnée à mes filles. J’ai un gendre qui a hérité d’une propriété. Il s’est entendu avec sa soeur, ils ont partagé à égalité. »
CHABOT, Arlette, et Béji Caïd ESSEBSI. Tunisie : la démocratie en terre d’islam. Place des éditeurs, 2016.
Ces propos de Béji Caïd Essebsi tenus à la fin de l’année 2016 ne laissaient pas envisager que quelques mois plus tard, il allait intervenir en personne pour essayer de « modifier la règle » d’autant qu’au même moment l’Assemblée des Représentants du Peuple – le parlement tunisien – poursuivait l’examen d’une proposition de loi présentée par un groupe de députés auquel il ne paraissait ni s’y être associé ni l’avoir discrètement appuyé.
Mais, le plus âgé des chefs d’État élus, porté par des voix juvéniles et féminines, Béji Caïd Essebsi, en dépit de l’échec de Bourguiba et en pleine connaissance des lignes rouges que ce dernier s’est abstenu de franchir, mettra un point d’honneur à réaliser les réformes inachevées du « libérateur de la femme tunisienne » et en particulier, celle du droit successoral assis sur les préceptes coraniques et charaïques. Ainsi, à l’occasion de la commémoration du 61e anniversaire de la promulgation du Code du statut personnel, ne croyant plus à une mutation de la société qui aurait conduit d’elle-même à mettre à égalité les frères et sœurs, annoncera qu’il ne s’agit plus de décider s’il faut ou non instaurer l’égalité en héritage, mais de « trouver la formulation qui ne choquera pas les sentiments d’un certain nombre de citoyens et de citoyennes et qui fera en sorte qu’il n’y ait pas d’injustice ».
Depuis, un projet de loi abolissant, pour ceux qui n’y opposent pas, l’inégalité successorale a été déposé par le Président ainsi que l’y autorise la loi.
Béji Caïd Essebsi sera-t-il le Bourguiba qui a réussira ?
L’Assemblée des Représentants du Peuple tranchera si tant est que le projet de loi passe et ne connaisse pas le sort de ceux qui l’ont précédé et dont les auteurs ont été châtiés pour leur témérité, car, effectivement comme l’a reconnu, avec lucidité, M. Béji Caïd Essebsi, ce n’est pas tant l’objectif d’égalité successorale en soi qui cristallisera les adversités, mais les moyens et les voies de l’atteindre sans confrontation directe et sans opposition frontale aux dispositions scripturaires scripturales. La Commission des libertés individuelles et de l’égalité, COLIBE, que le Président de la République a chargée de chercher les solutions qui ne brusquent ni n’offensent les convictions des Tunisiens musulmans a-t-elle atteint l’objectif assigné ? Pour le Président de la République, oui, sans nul doute, puisque, à quelques détails près, il a adopté les propositions de la commission et les a faites avaliser, bien qu’il n’y était pas tenu, par le gouvernement avant de les soumettre à l’Assemblée des Représentants du Peuple. Mais, si jamais, les députés seraient appelés à voter le projet même édulcoré, la réponse pourrait être négative, car, ces derniers en plus d’être fortement divisés sur le sujet, pourraient encore considérer que la méthode retenue s’oppose trop frontalement au texte sacré et ce, d’autant que la projet de loi reconnaît et confirme tacitement la justesse et la pertinence du texte sacré dés lors qu’à la Jurgurta, à la Bourguiba, Béji Caïd Essebsi a choisi de couper la poire en deux en donnant la possibilité au de cujus10 de s’opposer à l’égalité successorale et d’imposer l’application de la Charia pour le partage de la patrimoine qu’il laissera à sa mort sinon, par défaut, l’égalité successorale sera appliquée.
Alors Béji Caïd Essebsi sera-t-il un Bourguiba qui aura réussi là où ce dernier a échoué ou ne sera-t-il qu’un Jugurtha qui perdra encore une fois ?
Complément11
Le Président Béji Caïd Essebsi, premier Président de la Tunisie, démocratiquement élu est décédé à l’âge de 93 ans le jeudi 25 juillet 2019, jour du 63ème anniversaire du « coup d’État républicain » qui a permis à Bourguiba, premier président non élu de la République tunisienne, de déposer le bey de Tunis.
Caïd Essebsi ne saura pas le sort qui sera réservé au projet de loi proposant l’égalité successorale mais, lucide, il savait qu’il ne passera car les voix progressistes qui l’auraient portée se sont rapidement dispersées. Comme Jugurtha, il sera trahi. Le projet non plus ne saura pas éviter, comme il y croyait et l’avait exigeait de ses conseillers, de « choquer les croyances des tunisiens musulmans » tant par sa démarche qui s’apparentait comme sous Bourguiba à un passage en force, que par son contenu.
Le Président Béji Caïd Essebsi sera donc un nouveau Jugurtha avec les échecs de ce dernier mais aussi et surtout des réussites car, malgré tout, il réussira jusqu’au dernier instant à défendre une démocratie naissante et veillera quoiqu’il lui en coutera à éviter l’exclusion. Le voilà un vrai Jugurtha et c’est tout compte fait bien mieux que d’avoir été un Bourguiba qui aurait réussi en matière de succession mais, même sur ce sujet vous aurez réussi à secouer les idées et à aller au-delà du « pensable et du possible »
Le Président Béji Caïd Essebsi sera donc un nouveau Jugurtha avec les échecs de ce dernier, mais aussi, et surtout, des réussites, car, malgré tout, il réussira jusqu’au dernier instant à défendre une démocratie naissante et veillera quoiqu’il lui en coûtera, jusqu’à sa santé, à éviter l’exclusion. Le voilà un vrai Jugurtha et c’est tout compte fait bien mieux que d’avoir été un Bourguiba qui aurait réussi à modifier le droit des successions, mais, même sur ce sujet, il parviendra à secouer les idées et à aller au-delà du « pensable et du possible »12. D’autres certainement iront plus loin dans son projet, sans brusquer, sans heurter le Tunisien et le musulman dans leurs convictions tout en accordant et faisant comprendre à tous, hommes et femmes, leurs droits tant en équité qu’en égalité en matière de successions. Ce site apportera sa contribution.
Notes et références
Copyright protected by Digiprove © 2019
- La Numidie est un ancien royaume berbère, situé dans ce qui est maintenant l’Algérie et une partie de la Tunisie et de la Libye, au Maghreb. Ses fondateurs sont les Numides, un peuple berbère. Le royaume était bordé à l’ouest par le royaume de Maurétanie, à l’est par le territoire de Carthage puis l’Afrique proconsulaire romaine, au nord par la mer Méditerranée et au sud par le désert du Sahara, Source Wikipédia.
- M Croiset, Les auteurs latins expliqués d’après une méthode nouvelle par deux traductions françaises : Sallustre – Jugurtha (Paris : Librairie de L. Hachette et Cie, 1858). p.148.
- « Jugurtha premier nationaliste maghrébin », JeuneAfrique.com (blog), 19 septembre 2005, https://www.jeuneafrique.com/90708/archives-thematique/jugurtha-premier-nationaliste-maghr-bin/.
- Déclaration à l’envoyé spécial de Radio France rapportée dans l’ouvrage « Citations choisies par l’Agence Tunisie-Afrique presse, Tunis, Éditions Dar el-Amal, 1978, p. 201. Cité dans « Habib Bourguiba : la trace et l’héritage, Michel Camau, Vincent Geisser et Collectif, Paris : Aix-en-Provence : Karthala Editions, 2004.
- Salluste, Conjuration de Catilina et Guerre de Jugurtha (F.-G. Levrault, 1826). P.140.
- La justification de la suppression de la polygamie a été puisée du texte coranique, verset 3 de la Sourate d’en-Nissa, qui dit : » Épousez, comme il vous plaire, deux, trois ou quatre femmes. Mais si vous craignez de n’être pas équitables, prenez une seule femme. ». Considérant qu’il était impossible au mari d’assurer l’équité entre les épouses, il devenait légitime de supprimer la polygamie sans s’en prendre frontalement à la prescription coranique.
- Les tentatives d’instaurer l’égalité successorale de Bourguiba font l’objet d’un article séparé
- Bessis, Sophie. « Le féminisme institutionnel en Tunisie ». Clio. Femmes, Genre, Histoire, no 9 (1 avril 1999). https://doi.org/10.4000/clio.286.
- https://www.jeuneafrique.com/487040/societe/tunisie-le-debat-sur-legalite-dans-lheritage-explique-en-bd/.
- celui dont la succession sera partagée à son décès
- Ajouté le 27 juillet 2019 et mis en ligne au moment où le Président Béji Caïd Essebsi rejoignait sa dernière demeure
- En parodiant le titre d’un ouvrage de l’un des neuf membres de la Commission COLIBE. Salīm Laghmānī, Islam, le pensable et le possible ; [Publié avec le concours du Service de Coopération et d’Action Culturelle de l’ambassade de France au Maroc], Islam & Humanisme (Casablanca : Éditions Le Fennec, 2005).